L’impôt négatif: un revenu de base inconditionnel

Le 16 novembre 2020, la Constituante a débattu des tâches sociales de l’Etat en séance plénière. Le groupe Appel Citoyen a proposé à cette occasion de créer un impôt négatif, équivalent fonctionnel d’un revenu de base inconditionnel. Le texte ci-dessous reproduit, en l’étendant quelque peu, l’intervention orale délivrée lors de la séance en soutien de cette proposition.

Des trous dans le filet social

L’impôt négatif ? “C’est une extension de l’impôt normal, positif, en territoire négatif” nous dit son inventeur de façon un peu mystérieuse. Mais à quoi sert-il ? Quel problème résout-il ? Reprenons depuis le début.

Au coeur de notre société libérale se trouve l’individu libre et responsable. Nous considérons que c’est l’individu qui est le mieux à même de déterminer ce qui est bon pour lui, et de faire ses choix. Dans une société libérale, l’Etat fixe donc des règles du jeu pour que chacune et chacun puisse exercer sa liberté individuelle. Mais que faire quand on n’a pas de quoi survivre ? Pas de travail ? Pas de revenu ? La précarité impose des contraintes tellement fortes qu’elles nous mettent en cage. Elles nous privent de toute liberté. Tolérer la précarité n’est pas compatible avec un idéal libéral. Une société libérale ne laisse pas les gens mourir de faim en leur demandant de devenir entrepreneurs*. 

Durant la pandémie de 2020, cette précarité et les trous béants de notre filet social nous ont sauté à la figure. En juin, le Nouvelliste publiait un article intitulé “Comment les oubliés des aides étatiques sont en train de sombrer”. On y lit des destins brisés, des personnes indépendantes à genoux, contraintes de mendier une aide qui fait honte. Car lorsque vous êtes dans la case “aide sociale”, c’est un fait, la société vous stigmatise. Comme l’écrit la journaliste Marie Parvex, on doit “prouver qu’on est assez dans la misère pour mériter le soutien de l’Etat”. Pour y avoir droit, on doit se mettre pratiquement à nu, en fournissant une foule d’informations sur notre situation personnelle. Une démarche intrusive, paternaliste, jugée humiliante par les personnes interrogées. “Tu te sens une merde”, dit l’une d’elle. Pour ne rien arranger, toute la démarche pèche par excès de bureaucratie. En effet, en introduisant des conditions très strictes pour accorder l’aide, elle incite à la triche, ce qui force à instaurer des contrôles. Situation paradoxale où l’Etat engage des détectives pour traquer quelques pauvres qui fraudent, tandis qu’il semble par ailleurs se désintéresser d’autres affaires financières de plus grande ampleur. 

Une solution: l’impôt négatif

Pour contribuer à résoudre ces problèmes, Appel Citoyen propose d’introduire concrètement dans la Constitution un nouvel outil d’aide social, libéral, où il n’y a plus de cases à remplir, plus de moyen de tricher, et dont on bénéficie sans condition. Cet outil, l’impôt négatif, est l’équivalent d’un revenu de base inconditionnel. Mais soutenable économiquement et acceptable politiquement. 

L’idée de l’impôt négatif est simple. Chaque personne a droit à un crédit d’impôt remboursable, qui constitue le “revenu de base”. Si ce crédit d’impôt est plus petit que le montant d’impôt à payer, il s’agit simplement d’un rabais d’impôt. En revanche, si le montant du crédit est supérieur aux impôts à payer, la personne concernée reçoit la différence en cash de la part de l’Etat. L’Etat « rembourse » le crédit accordé.

Comment ça marche ? On fixe un certain seuil de revenu qui assure une existence décente. Les personnes avec un revenu au-dessus de ce seuil paient l’impôt normal, avec un rabais qui correspond au crédit décrit plus haut, en d’autres termes au “revenu de base”. Ces personnes ne reçoivent pas d’argent, mais elles disposent d’un rabais de même valeur, ce qui revient au même. Par contre, les personnes avec un revenu en-dessous du seuil reçoivent, elles, de l’argent de l’Etat. Le montant reçu est calculé de façon dégressive. Si vous ne gagnez aucun revenu, vous touchez le montant maximal, de valeur équivalente au montant du “revenu de base”. Puis, au fur et à mesure que votre revenu du travail augmente, vous touchez de l’Etat un montant de plus en plus petit, jusqu’à ce que votre revenu atteigne le seuil à partir duquel l’Etat ne vous verse plus rien. Le paramètre dégressif est calculé de telle manière que toute personne, riche ou pauvre, bénéficie du même crédit d’impôt, versé en cash pour les personnes au-dessous du seuil, ou accordé comme rabais pour celles en-dessus. Avec ce système, les personnes qui travaillent gagnent toujours plus que celles qui ne travaillent pas, ce qui incite les gens à travailler. On supprime ainsi la “trappe à la pauvreté” du système actuel, qui peut démotiver parfois les gens de sortir de l’aide sociale. Dans l’ensemble, la personne qui gagne plus aura plus. L’objectif d’un impôt négatif est donc double : éviter la précarité et inciter les gens à travailler pour acquérir un revenu.

En Suisse, une étude de l’université de Genève (Muller, 2004) montre que l’impôt négatif permettrait de réduire la pauvreté à 0.5%. Ce n’est pas son seul avantage : il cible l’aide financière effective, il incite au travail, il permet une simplification administrative puisque directement lié au système fiscal, et il met fin à la stigmatisation induite par le système actuel puisque tout le monde est traité à la même enseigne.

Il faut encore noter ici une différence majeure entre l’impôt négatif et le revenu de base inconditionnel proposé ailleurs sous forme d’allocation universelle (par exemple dans le cas de l’initiative fédérale de 2016) : avec l’impôt négatif, seules les personnes qui en ont véritablement besoin, c’est à dire celles qui ont un revenu inférieur à un certain seuil, touchent de l’argent. Là où l’allocation universelle est un arrosage généralisé qui bénéficie même aux couches aisées, l’impôt négatif permet un soutien ciblé aux personnes qui en ont besoin. Cela concerne non seulement la sécurité sociale, mais potentiellement tous les autres mécanismes de redistribution cantonale : allocations familiales, subsides d’assurance maladie, soutien aux proches-aidants, etc.

Enfin, l’amendement proposé par Appel Citoyen dit ceci: « l’Etat met notamment en place un impôt négatif » En formulant ce principe, nous visons donc une introduction graduelle, sans remplacer du jour au lendemain toutes les prestations financières de l’Etat mais en fixant dans quelle direction elles doivent évoluer. Cette introduction graduelle permettra de mesurer l’impact réel de cet outil et d’adapter sa jauge. Si l’on ambitionne à long terme une rénovation du système, on change progressivement les tuyaux de la redistribution.

Un modèle largement soutenu

L’impôt négatif est un instrument proposé dans les années 1960 par Milton Friedman, libéral, prix Nobel d’Economie et républicain. Il a été considéré par Nixon, puis mis en oeuvre sous l’administration Reagan (Earned Income Tax Credit). Il a été implémenté en Angleterre, par le gouvernement travailliste de Tony Blair, en France sous Lionel Jospin et Jacques Chirac (Prime à l’emploi), etc. Ce modèle a reçu un large soutien de tous les bords politiques de la droite libérale à la gauche sociale démocrate. 

Au-delà de la politique, la proposition d’un revenu de base inconditionnel traverse la pensée philosophique libérale, de John Stuart Mill au XIXe siècle qui le voit comme un outil pour garantir la satisfaction des besoins de base sans lequel il n’y a pas de libre-arbitre possible, à John Rawls au XXe qui en fait un préalable à l’égalité des chances. 

Nous sommes à l’orée d’un nouveau monde. Un monde où l’automatisation et l’intelligence artificielle vont transformer le marché de l’emploi. Ce n’est pas un hasard si même des géants de la tech, Elon Musk et Bill Gates en tête, défendent le principe d’un revenu de base inconditionnel. Le soutien à ce type de mécanisme de redistribution est également présent chez les leaders de mouvements civiques, sociaux ou religieux. De Martin Luther King qui loue son aspect émancipateur, au pape François lui-même qui, dans sa lettre de Pâques 2020 aux mouvements populaires l’écrit en ces termes : “Vous, les travailleurs informels, indépendants ou de l’économie populaire, n’avez pas de salaire fixe pour résister à ce moment… et les quarantaines vous deviennent insupportables. Sans doute est-il temps de penser à un salaire universel qui reconnaisse et rende leur dignité aux nobles tâches irremplaçables que vous effectuez.” 

Un revenu de base inconditionnel soutenable, mis en oeuvre sous la forme d’un impôt négatif, offrirait au Valais un outil social humaniste et libéral pour le XXIe siècle. Qui donne les moyens à toutes les personnes, dans toutes les situations, malgré tous les accidents de la vie, d’être véritablement dignes, libres et responsables.

Florian Evéquoz

 

Intervention orale en séance plénière
https://vsconst.recapp.ch/viewer/detail/5faa5a055d654d771ae8af57_1_43?deputy_id=1322 

Résultat du vote de la Constituante
http://quivotequoi.ch/vote.html?affairVoteId=20201116120906&voteDescription=true
A noter que, si l’initiative fédérale pour un revenu de base inconditionnel n’avait récolté que 19% de OUI en Valais en 2016 (23% au plan fédéral), le modèle d’impôt négatif proposé ici a convaincu 33% de la Constituante.

 

Notes

* La formule est du philosophe Gaspard Koenig : https://www.rts.ch/info/economie/9522567-lidee-du-revenu-universel-est-ultraliberale-estime-gaspard-knig.html 

Image: unsplash.com

 

Références