Lors de la séance plénière de la Constituante de novembre 2020, Johan Rochel et Florian Evéquoz ont déposé un amendement à titre individuel pour lancer une discussion sur le type d’impôts levés dans le canton. Leur amendement sur la taxation des successions a provoqué des réactions très vives.
Résumé de la démarche à lire ici, sur la base du texte présenté en plénière. Cet amendement relève d’une démarche individuelle et n’engage pas le groupe Appel Citoyen.
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Dans la phase préliminaire, la Constituante passe en revue l’ensemble des thèses préparées par les commissions thématiques. Ce jeudi 5 novembre, la plénière traitait des questions de fiscalité. Nous avons souhaité que la commission 4 s’empare d’un thème qu’elle n’a pour l’instant pas traité : les types d’impôts levés par le canton. Le sujet est bien entendu crucial et devrait être traité dans la Constitution cantonale.
Pour notre amendement, nous nous sommes inspirés de la Constitution du canton de Berne:
Art. 103 constitution de Berne:
1 Le canton prélève:
- un impôt sur le revenu et la fortune des personnes physiques;
- un impôt sur le bénéfice et le capital des personnes morales;
- un impôt sur les gains de fortune.
2 En outre le canton prélève un impôt sur les successions et les donations, un impôt sur les véhicules automobiles et, dans la mesure où la législation le prévoit, d’autres impôts sur des dépenses ou des transactions.
Lors de la plénière du 5 novembre, nous avons ainsi déposé l’amendement individuel suivant:
“Afin de garantir l’égalité des chances, le canton prélève notamment un impôt sur les successions et les donations.”
Quand nous avons voulu déposer cet amendement, la majorité des gens nous a regardés un peu interloqués. Le mot «tabou» est revenu plusieurs fois dans la conversation. Le mot «folie» aussi. Néanmoins, nous sommes d’avis que c’est justement le sens même de la phase préliminaire de la constituante: mettre toutes les questions sur la table. Sans tabou, comme l’ont répété tous les groupes politiques au moment d’entamer nos travaux.
Il faut souligner que notre amendement ne révolutionne pas du tout la législation en place. Il existe déjà une loi fiscale cantonale qui règle la taxation des successions et des donations (art 111 et suivants de la Loi Fiscale). Elle prévoit des cas qui ne sont pas taxés, comme les successions entre parents de sang en ligne directe – au même titre d’ailleurs que la loi fiscale bernoise mettant en oeuvre l’article 103 cité ci-dessus, qui exonère également les successions en ligne directe. Avec cet amendement, il ne s’agit donc pas de créer une nouvelle loi, mais de donner une base constitutionnelle claire à ce qui se fait déjà. Au-delà de cette constitutionnalisation, nous souhaitions provoquer un débat sur l’égalité des chances dans le contexte de l’impôt sur les successions.
Une société méritocratique
L’un des narratifs importants de notre société libérale est celui du mérite. Il postule que chaque individu a les cartes en main pour réussir et que le succès se mérite par son engagement et son travail. Il affirme que chaque personne démarre dans la vie avec les mêmes chances ou, à défaut, que la société va lui accorder ces chances le moment venu. La personne n’aura alors qu’à les saisir et travailler à les concrétiser. C’est le récit de “self-made (wo)man” à l’américaine, cette personne géniale partie de rien et arrivée au succès grâce à son travail. Dans la Silicon Valley, ce récit se matérialise parfois, avec des Mark Zuckerberg et des Elon Musk. En Suisse, force est de constater que les jeunes qui font fortune sont surtout… des héritiers. La majorité des 100 plus riches de Suisse de moins de 40 ans ont hérité de leur patrimoine. Les exceptions vivent par exemple du sport d’élite (coucou Roger). Le premier fondateur de startup pointe à la 16ème place du classement. Lorsqu’on hérite d’un patrimoine chiffré en dizaines de millions à sa majorité, on démarre dans la vie active avec quelques atouts dans sa manche. En matière d’égalité des chances, celles et ceux qui héritent sont sensiblement “plus égaux que les autres”, pour reprendre la fameuse maxime de La Ferme des Animaux de Georges Orwell.
L’importance des héritages dans l’Histoire
Le poids de l’héritage a toujours compté dans l’Histoire. Tout porte à croire qu’il en sera de même au XXIème siècle. Dans son ouvrage Le Capital au XXIème siècle, l’économiste Thomas Piketty replonge dans les écrits de Balzac. Dans le Père Goriot, les protagonistes qui cherchent fortune ne sont pas entrepreneurs. Ils sont conscients, dans la société très inégalitaire de l’époque, que le travail et les études ne leur permettront jamais de vivre dans l’opulence. Leur seul espoir est d’épouser Mme Victorine et d’accéder à son héritage. Comme le montrent les études d’économie historique présentées par Piketty, l’héritage (le patrimoine issu du passé) a de tout temps dominé l’épargne (le patrimoine issu du présent). Les inégalités qui se sont formées dans le passé perdurent voire s’amplifient dans le présent par le mécanisme de l’héritage. Les deux guerres mondiales, en détruisant le patrimoine et en mettant les économies des belligérants à genoux, ont rebrassé les cartes. En France par exemple, alors que les héritages et successions représentaient 25% du total des flux économiques nationaux jusqu’en 1914, ce taux s’effondre à 4% au sortir de la deuxième guerre. Cela signifie que, pour les générations nées à l’orée des Trentes Glorieuses, l’héritage ne jouait plus guère de rôle en matière d’égalité des chances. La croissance économique sans précédent des années 1945 à 1975 a permis l’émergence des petits et moyens patrimoines.
Les baby-boomers nés entre 1940 et 1960 ont pu, sans hériter, accéder à la propriété, se constituer un patrimoine dans le présent par leur travail et leur épargne. Par leur mérite. Cette situation exceptionnelle dans l’Histoire a pu donner l’impression de l’avènement d’une vraie société méritocratique où l’égalité des chances était désormais garantie.
Mais la croissance a ralenti. Et l’héritage est de retour. Les générations nées dès les années 1970 et 1980 s’en aperçoivent. C’est souvent la présence d’une succession ou d’une donation qui va déterminer qui, parmi eux, deviendra propriétaire. Rassembler le capital nécessaire pour obtenir une hypothèque ne se fait plus en quelques années de travail et d’épargne par un jeune couple qui se sert la ceinture. Aujourd’hui, lorsque les trentenaires regardent autour d’eux, le constat est souvent limpide : il faut hériter pour devenir propriétaire. Hériter ou non détermine une large part des choix qui s’offrent à nous dans la vie sur le plan familial et professionnel. Même si notre société est moins inégalitaire que celle de Balzac, les études et le travail ne permettent toujours pas à eux seuls de garantir une vie de confort et de liberté, en tous cas pas au même degré pour les personnes qui héritent que pour les autres.
Et en Suisse ?
Les chiffres sur la concentration du patrimoine et l’héritage en Suisse permettent également d’illuminer le débat actuel. Trois éléments empiriques intéressants:
- la concentration de la fortune: selon l’administration fédérale des contributions, citée par Swissinfo en 2019, la fortune des Suisses·ses se distribue de la manière suivante. La fortune de 55% des habitant·e·s est inférieure à 50’000 francs. La fortune de 5,72% des habitant·e·s dépasse un million de francs, et celle de 0,28% des habitant·e·s , 10 millions de francs.
- Les montants hérités prennent l’ascenseur : selon des estimations du groupe de recherche Social Change de l’Université de Lausanne, 36 milliards ont été hérités en 1999, 61 milliards en 2011. Selon l’estimation des auteurs de l’étude, le montant hérité en 2020 s’élèvera à près de 95 milliards de francs.
- Qui sont les destinataires des successions: selon les résultats d’une étude de 2015 sur les données fiscales de Berne, seuls 4,9% des héritages et 18,5% des donations sont versés à des bénéficiaires âgé-e-s de moins de 40 ans. Près de 60% des héritages sont transmis à des personnes âgées de plus de 60 ans. (Jann, Ben und Robert Fluder (2015) Erbschaften und Schenkungen im Kanton Bern, Steuerjahre 2002 bis 2012, University of Bern Social Sciences Working Papers, Nr. 11, Universität Bern.)
Ces trois éléments et l’Histoire plus large brièvement esquissée devraient motiver les constituant-es à s’intéresser de près à la dimension sociale de l’impôt sur les successions.
Vers l’égalité des chances
L’impôt sur les successions a été défendu tant à gauche qu’à droite du spectre politique en vertu de principes différents. La droite française le réclame en 1970 au nom du principe de concurrence. Celui-ci « appelle, à chaque génération, la remise en question des positions acquises, la remise en circulation des richesses, le renouvellement des groupes dirigeants. C’est pourquoi les radicaux considèrent comme un objectif de première importance, sinon même le premier de tous, l’abolition de la transmission héréditaire de la propriété des moyens de production », écrit Jean-Jacques Servan-Schreiber dans le manifeste du parti radical français. Il plaide pour l’imposition de toutes les successions à partir d’un certain montant, les sommes inférieures étant exonérées. Au nom de la redistribution, les partis de la gauche française défendent aussi l’impôt sur les successions par la voix de Léon Blum. Fait intéressant, ils estiment que cet impôt doit viser prioritairement la transmission de la « propriété capitaliste » des moyens de production, et ne doit pas toucher à « la propriété agricole exploitée par le paysan, ou la boutique, ou l’atelier tenus et exploités par le commerçant ou l’artisan et par leur famille ».
Au-delà des principes de concurrence et de redistribution, nous estimons qu’un impôt sur les successions devrait viser à renforcer l’égalité des chances, tout en protégeant la capacité des individus à transmettre leur patrimoine.
En (très) bref, voici comment nous définissons cette vision d’égalité des chances. La société libérale et démocratique accorde beaucoup d’importance à la responsabilité individuelle : les individus doivent trouver les moyens de gagner leur vie, d’organiser leur existence et de contribuer à la bonne marche de la société. Les individus sont les moteurs de cette société.
Pour que cette société fonctionne et qu’elle soit juste, nous devons garantir que toutes et tous aient les moyens de cette responsabilité individuelle.
Cela passe par un système éducatif de qualité, un marché du travail solide, mais également par des mécanismes de lutte contre les discriminations et de renforcement des compétences. Nous devons travailler ensemble à donner à tout un chacun des conditions et des opportunités pour prendre sa vie en main. Si nous ne parvenons pas à assurer ces éléments pour tout le monde, alors il n’est pas légitime d’exiger l’impossible. La méritocratie de “self-made (wo)man” n’est pas tenable sans un volet de justice sociale. Pour garantir ces éléments, la manne de l’impôt est nécessaire.
Voici notre vision pour la société libérale – mais pourquoi taxer les successions? Les successions permettent à une personne de transmettre un capital à d’autres personnes, souvent dans la famille. Parfois, c’est le travail d’une vie qui est transmis à la génération suivante. Cette capacité de transmettre doit être protégée car elle a une valeur pour la personne qui décide de transmettre son patrimoine, ses richesses. Il s’agit de protéger sa liberté de choix. Cette transmission ne doit pas être taxée à des taux rédhibitoires qui rendrait la transmission de facto impossible.
Néanmoins, cette valeur de transmission n’est pas la seule valeur pertinente. Elle doit s’intégrer dans une vision de société où l’égalité des chances est importante, en particulier pour les personnes qui démarrent leur vie active. Comme l’explique l’économiste français André Masson dans un article cartographiant les philosophies de l’impôt sur l’héritage, seule une approche qui rend justice à ces différentes valeurs peut réussir: il faut coupler liberté et justice sociale. Un impôt sur les successions devrait donc viser à renforcer l’égalité des chances (sa dimension “redistributive”) et à réduire la concentration des richesses (sa dimension de “prévention” face à la concentration du pouvoir). En bref, il faut mettre en place une imposition qui empêche les successions de devenir des vecteurs de renforcement des inégalités.
Cette vision est donc libérale car elle respecte la liberté des personnes donatrices. Dans cette perspective libérale, c’est l’impôt du moindre mal : la personne qui reçoit une succession ne l’a pas gagnée ou même méritée. Elle profite de manière passive de la transmission de richesse par une autre personne. Ce n’est donc pas le bénéficiaire qui doit être protégé, mais le donateur. Dans le même temps, cette vision permet de garantir la poursuite d’une justice sociale tournée vers l’égalité des chances.
Comment taxer, qui, à quel taux sont des questions trop précises pour une Constitution. Ce serait au Parlement cantonal de réviser les lois en vigueur à la lumière de la nouvelle Constitution. Trois convictions, néanmoins, à la lumière des valeurs identifiées plus haut :
- Les petits montants ne devraient pas être trop taxés, voire pas taxés du tout. Les petits et moyens héritages, répartis souvent entre plusieurs héritiers, contribuent à préserver une certaine classe moyenne des risques de paupérisation. Ici aussi, il faut garder en tête la progressivité de l’impôt. Ce sont avant tout les gros montants qui doivent être taxés.
- Il faut traiter de manière spécifique les successions d’entreprises ou d’exploitations agricoles – l’objectif est ici de conserver l’emploi et la création économique.
- Il faut trouver une solution pour les successions qui portent sur des biens immobiliers. L’impôt ne devrait pas forcer à vendre un bien immobilier, par exemple dans le cas d’une succession familiale.
S’il sert l’égalité des chances, un impôt juste et équilibré vise à combattre un poison pour la société : l’impression que toutes et tous ne jouent pas avec les mêmes cartes, ne courent pas dans la même ligue. Pire encore, l’impression que nous ne jouons pas au même sport. Si nous arrêtons de faire société, c’est un danger majeur. Pour garantir la pérennité de notre société, nous devons améliorer sensiblement l’égalité des chances. Taxer les successions de manière juste est l’une des composantes de notre réponse.
Johan Rochel et Florian Evéquoz
L’amendement proposé a été largement refusé. Le détail des votes peut être trouvé ici: http://quivotequoi.ch/vote.html?affairVoteId=20201105174241